Présentée comme une simple réorganisation, cette réforme va priver l’Etat des moyens de lutter contre le crime organisé et la délinquance financière, dénonce un collectif de magistrats, de policiers et de citoyens dans une tribune au « Monde ».

Cinq mille enquêteurs et personnels de soutien de la police judiciaire (PJ) travaillent quotidiennement à élucider les crimes et délits qui portent le plus gravement atteinte à notre pacte social (meurtres en bande organisée, braquages à main armée, traite des êtres humains, corruption, fraude fiscale, escroqueries massives, viols en série, trafic d’images pédophiles, trafics de drogue ou d’armes, etc.), sous la direction et le contrôle des procureurs de la République ou des juges d’instruction.

Parallèlement, les services de police de la sécurité publique, placés sous l’autorité d’un directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), traitent de la petite et moyenne délinquance, affaires souvent simples et de traitement plus rapide : vols, violences, usage de stupéfiants, etc.

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la création des brigades du Tigre (ancêtres de la PJ), mais la nécessité de disposer d’une police spécialisée, affranchie des limites territoriales des départements et disposant d’un budget et d’effectifs sanctuarisés, est plus forte que jamais face à des réseaux criminels qui ne s’encombrent d’aucune frontière.

Le ministre de l’intérieur s’apprête pourtant à revenir à une départementalisation de la police judiciaire à compter de 2023, en unifiant le commandement des différents services de police (police judiciaire, police aux frontières, sécurité publique, renseignement) sous l’autorité d’un directeur départemental de la police nationale (DDPN), appelé à devenir le seul interlocuteur du préfet sur les questions touchant à la sécurité intérieure.

Derrière cette réforme, présentée comme une simple réorganisation, se dissimulent toutefois des changements majeurs portant atteinte à l’efficacité des enquêtes et à l’indépendance de la justice.

Arme redoutable

Elle permettra d’abord l’absorption de la PJ par la sécurité publique et sacrifiera une filière d’excellence sur l’autel du traitement de masse de la délinquance du quotidien. Le DDPN pourra en effet être incité à orienter les moyens de la PJ en fonction de critères opportunistes : missions assurant de meilleurs retours statistiques, exigences des élus, résorption du contentieux de masse. C’est privilégier l’arrestation du petit trafiquant, vite remplacé, plutôt que le démantèlement des réseaux, ou du vendeur à la sauvette plutôt que de ceux qui l’exploitent. C’est le choix de la lutte contre le sentiment d’insécurité, et non contre l’insécurité elle-même. C’est surtout un coup fatal à la lutte contre la délinquance économique et financière, déjà si mal en point.

L’enjeu est aussi celui de la protection du secret des enquêtes : grâce au lien direct DDPN-préfet, les enquêtes sensibles seront suivies en temps réel par l’autorité préfectorale. Qui peut sérieusement croire que le pouvoir exécutif s’interdira toute remontée d’information sur les enquêtes en cours ? Ce commandement unifié va devenir une arme redoutable contre l’efficacité de certaines enquêtes en prévenant, par exemple, des personnes susceptibles d’être inquiétées ou en refusant d’autoriser des enquêteurs à assister le juge d’instruction pour une perquisition, pratiques que l’on a déjà connues.

L’organisation de la PJ mettait les policiers à distance des partenaires locaux en préservant leur impartialité. La culture de la sécurité publique est au contraire celle du partenariat et des échanges permanents avec tous les interlocuteurs institutionnels. Cette proximité indispensable en sécurité publique est très problématique en matière de police judiciaire.

Alertes ignorées

Les magistrats ne seront plus assurés de pouvoir choisir le service d’enquête, le DDPN étant matériellement le seul décisionnaire de la répartition des dossiers et des moyens dans ses services. A cet égard, les premiers retours de l’expérimentation conduite depuis janvier 2021 dans huit départements sont alarmants : l’autorité judiciaire est identifiée comme simple gestionnaire de flux, et les priorités de politique pénale définies par les procureurs ne sont pas respectées. Si un procureur de la République décide de faire de la lutte contre les atteintes à l’environnement une priorité, le DDPN pourra ainsi l’en empêcher en invoquant une situation de fait imparable : pas d’enquêteur disponible. L’autorité judiciaire n’aurait alors plus d’autorité que le nom, et de nombreux pans de la délinquance, peu visibles médiatiquement, ne pourraient plus être traités.

Cette réforme, en cours d’expérimentation, mérite-t-elle déjà d’être généralisée, alors même que l’autorité judiciaire y est particulièrement hostile et que de nombreux services de police judiciaire expriment les mêmes craintes ? De façon désormais habituelle, les mesures gestionnaires se succèdent dans les services publics et l’exécutif écarte, sans même y répondre, les alertes des praticiens, impose une « expérimentation » et la pérennise, quels que soient les écueils déjà rencontrés.

Alors qu’il faudrait combattre la crise des vocations dans l’investigation et doter la justice et la police de moyens supplémentaires pour mener des enquêtes de qualité contre des formes de grande criminalité en mutation permanente, ce projet vient sonner le glas de la police judiciaire et priver l’autorité judiciaire de ses moyens essentiels.

La responsabilité politique de l’exécutif est immense, car les enjeux sont l’indépendance de la justice et l’efficacité de la lutte contre la grande criminalité et la délinquance en col blanc.

Il est encore temps d’en débattre démocratiquement.

Premiers signataires : Yann Bauzin, Association nationale de la police judiciaire ; Flavien Bénazet, FSU intérieur ; Marion Cackel, Association française des magistrats instructeurs ; Céline Parisot, Union syndicale des magistrats ; Kim Reuflet, Syndicat de la magistrature.