Chères et chers camarades,
Nous avons quelques raisons de nous inquiéter de l’avenir du syndicalisme et donc de l’avenir de nos organisations syndicales. La plus visible sans doute résulte des évolutions de la syndicalisation. Un seul chiffre suffira, qui transcende les inquiétudes particulières de chacune de nos organisations : aux temps du Front populaire, comme au lendemain de la Libération, le taux de syndicalisation dépassait les 45% . Il était encore de plus de 20% dans les années 70… il est aujourd’hui inférieur à 10%.
D’aucuns veulent l’expliquer par une réalité psychosociologique qui caractériserait les générations nouvelles par un égoïsme et un individualisme tel que ces jeunes générations mépriseraient toute action collective pour ne s’intéresser qu’à l’épanouissement de leur destin individuel. Nourris par un rejet des idéologies marxistes et une fascination pour la consommation capitaliste, elles mépriseraient l’action collective et ses finalités d’intérêt général.
Point n’est besoin d’un travail sociologique très élaboré pour percevoir que de telles représentations sont parfaitement incapables de traduire la complexité des relations des jeunes à l’engagement. D’autant que certaines formes d’engagement sont agies par les jeunes générations de façon durable et dans la perspective de la construction d’alternatives d’avenir. Et là encore méfions-nous des analyses rapides qui voudraient faire croire à un fondement post-matérialiste de ces engagements qui rejetterait toute perspective sociale.
Ce qui paraît davantage réel, c’est que les évolutions du travail, notamment du fait de la précarisation de l’emploi et de ses conséquences sur une moindre inscription dans les collectifs de travail, engendrent un empêchement à l’action syndicale. Bien des travaux, notamment ceux de Sophie Béroud ou de Fanny Chartier, ont remis en cause « l’idée reçue d’un désamour de la jeune génération envers les organisations syndicales » pour montrer au contraire que « les jeunes croient encore à l’action collective au travail mais sont pour partie « empêchés » d’y prendre part ».
Pour autant, nous ne pouvons évidemment pas écarter des facteurs internes à nos organisations.
Le plus fréquemment entendu est celui qui accuserait un fonctionnement trop institutionnalisé pour entendre la demande réelle des travailleurs précaires et pour accueillir de jeunes militants. Mais là encore les études montrent que les choses sont plus complexes et bien souvent le lien entre l’institutionnalisation et l’attractivité du syndicalisme est davantage guidé par une vision a priori de préférence pour l’action syndicale spontanée que par une véritable analyse capable de constater un lien de causalité avec la diminution de l’attractivité syndicale. D’ailleurs si des formes non institutionnalisées ont récemment vu le jour et été capables d’attirer des non syndiqués, elles sont loin d’avoir fait la preuve de leur capacité à construire des revendications claires et unifiées et de leur aptitude à stabiliser un engagement au-delà d’un enthousiasme réel mais peu durable voir parfois fugace.
En organisant le colloque de juin 2021 sur le syndicalisme face aux défis du XXIe siècle, l’Institut de recherches de la FSU ne s’est pas tant penché sur l’analyse causale de nos difficultés que sur la formulation de quelques points qui sont apparus au travers des recherches de nos chantiers comme des objets incontournables de réflexion, d’analyse et d’échanges pour faire face aux enjeux actuels et futurs du syndicalisme.
Nous en avons retenu quatre.
Le premier se fonde sur le constat de devoir mieux prendre en compte les nouvelles formes d’emploi. Pour le champ de syndicalisation qui nous concerne, celui de la fonction publique, c’est essentiellement la question des contractuels. Si la volonté de prendre pleinement en compte leur situation et leurs revendications est désormais acquise au sein de notre fédération et de ses syndicats, nous devons convenir que nous avons mis du temps à le faire. Non par mépris ou par désintérêt mais parce que la perspective d’une titularisation générale amorcée dans le sillon de la loi de 1983 laissait penser que le combat essentiel était celui-là. Sans doute pensions-nous que la question des conditions de travail des contractuels était soluble dans les plans de titularisation. N’oublions pas que jusqu’aux années 2000, dans la fonction publique d’État, le nombre de contractuels ne cessait de diminuer et que le renversement de tendance, engagé au début du XXIe siècle, n’a pas été immédiatement perceptible dans son importance quantitative. Toujours est-il que les équilibres ne sont pas toujours évidents à trouver entre l’affirmation persistante de notre attachement au statut et la défense des intérêts des contractuels tant sur le plan de leurs rémunérations que de leurs conditions de travail, et tout cela sans renoncer évidemment à revendiquer leur titularisation.
Voilà un objet de travail indispensable pour les années à venir. Un des chantiers de l’Institut s’y attache tout particulièrement depuis peu.
Le second point de réflexion concerne la prise en compte des enjeux environnementaux dans l’action syndicale. Il ne s’agit pas seulement de porter les urgences d’une prise de conscience mais d’en penser les articulations avec le travail et l’emploi et cela dans les exigences de l’égalité et de la justice sociale. C’est bien pourquoi, le chantier de recherches créé il y a deux ans au sein de l’Institut a délibérément voulu affirmer son objet de travail dans les relations entre écologie et justice sociale.
Là encore, les cultures syndicales n’étaient pas spontanément prêtes à s’approprier les questions environnementales. Sans doute parce que parfois les revendications écologiques semblaient menacer l’emploi industriel ou énergétique. Ce dilemme est en train d’être dépassé par la certitude de plus en plus souvent partagée d’une transition écologique créatrice d’emplois. Et la crise sanitaire COVID a rendu plus visible encore les limites d’un système capitaliste et productiviste qui détruit les équilibres sociaux en détruisant les équilibres environnementaux. C’est ce que notre fédération a dit au sein de « Plus jamais ça » en affirmant : « Pas d’emplois sur une planète morte » pour défendre la conviction que sauver le climat n’est en rien contradictoire avec le fait de créer des emplois et de défendre des droits.
Le troisième point concerne les relations entre antiracisme, féminisme et question sociale. D’aucuns défendent, au nom de l’universalisme que ces revendications spécifiques puissent produire des enfermements identitaires et l’abandon de la perspective d’une transformation sociale fondée sur la lutte des classes. Le piètre débat public sur le wokisme est loin de venir simplifier la donne. Le risque est réel qu’un malentendu, nourri par des volontés réactionnaires ou discriminatoires nous clive dans une polarisation binaire entre l’universel et l’identitaire. Or nous pouvons au contraire faire le choix d’une cohérence entre les luttes sectorielles et la lutte sociale. Elle aurait pour vertu première d’exiger que nous pensions l’universalisme des droits dans son effectivité pour toutes et tous et non par son simple énoncé. Et pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le sujet, nous ne devons pas hésiter à affirmer avec la même vigueur notre attachement à l’universalisme et le constat, pour reprendre l’expression de notre camarade Alain Policar, que cet universalisme a été dévoyé. Il l’a été par les obsessions du pouvoir masculin, par les violences du colonialisme et les dominations économiques du capitalisme. Là encore, l’exigence de la réflexion, du débat, de la recherche est nécessaire pour que nous ouvrions les yeux sur la réalité des discriminations sans pour autant que nous soyons dupes de perspectives identitaires ou de motivations compassionnelles incapables de les penser dans les perspectives de la transformation sociale.
Le quatrième et dernier point concerne la question des relations entre syndicalisme et politique. Bien sûr, nous restons profondément attachés à l’indépendance syndicale vis-à-vis des partis politiques. Mais ne confondons pas cela avec une volonté de dépolitiser le syndicalisme. Si le congrès d’Amiens a affirmé les nécessités de l’indépendance, il n’en a pas moins donné au syndicalisme les ambitions, pour reprendre son expression, d’une « seconde besogne » celle qui, au-delà de la première centrée sur les luttes pour les salaires et les conditions de travail, donne au syndicalisme l’ambition d’une transformation politique vers une société où les inégalités de classe sociale seraient abolies par la suppression de ces classes sociales. Gardons-nous, parce que nous serions dans l’inquiétude des baisses d’adhésions, de nous réfugier dans un syndicalisme qui se voudrait seulement utilitaire. Nous ne renouerons avec les générations les plus jeunes qu’à condition de leur donner à voir les perspectives d’une société nouvelle qui aura renoncé aux dominations capitalistes.
Ces quatre questions, l’Institut de recherches de la FSU a voulu les mettre au travail dans le colloque de juin 2021 et dans cette publication qui vous est offerte à l’occasion de ce congrès.
Je remercie Benoît Teste et les camarades organisatrices et organisateurs du congrès de nous avoir offert l’opportunité, par cette intervention, de vous rappeler que ce travail, l’Institut a l’ambition de le mettre au service de l’action militante syndicale et cela autant du fait ses objectifs statutaires que par la volonté des camarades qui font vivre notre Institut aujourd’hui. Nos recherches ne peuvent avoir de sens qu’à la condition qu’elles servent la réflexion, le débat et l’action de notre fédération et de ses syndicats nationaux. C’est pourquoi nous devons renforcer nos liens.
Notre coopération avec le Centre de formation de la FSU doit se développer davantage encore parce que la formation syndicale constitue l’espace évident d’exercice de ces liens. Mais au-delà, il faut que davantage de militants actifs rejoignent nos chantiers. Et tout particulièrement des femmes parce que nous devons constater que la domination masculine s’exerce encore par le déséquilibre d’effectifs dans nos murs et qu’il ne suffit pas de le constater et de le dénoncer pour parvenir à l’égalité réelle.
Mes chères et chers camarades, nous vous invitons à ce renforcement de nos liens parce que vous avez besoin de nous parce qu’il n’y a pas d’action syndicale qui puisse de dispenser de la réflexion et du débat…. Mais aussi parce que nous avons besoin de vous, parce que nos travaux perdraient leur finalité s’ils ne se confrontaient pas à la réalité de vos préoccupations et au quotidien de vos luttes.
Et dans cette période où les propos réactionnaires n’hésitent pas à déformer l’histoire au mépris des plus élémentaires vérités, où les accusations de wokisme brandissent les menaces de périls fantasmés par la haine et la volonté éperdue de maintenir les pouvoirs au mépris de l’égalité, où le discours médiatique préfère la punchline et la simplification binaire au débat intellectuel et à l’analyse rigoureuse … l’impératif de débats, de réflexions, de recherches prend une dimension de nécessité encore plus absolue.
Dans le fameux discours des deux méthodes où Jean Jaurès et Jules Guesde débattirent à Lille en 1900 au sujet de leurs divergences, Jaurès pour en appeler à l’unité rappelait que toutes les révolutions n’avaient pu s’accomplir que parce que la société nouvelle, avant de s’épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne. Voilà notre ambition, pénétrer la société ancienne par toutes ses fissures pour que germent les espérances de l’égalité.
Voilà pourquoi, nous avons souhaité vous redire, chères et chers camarades, à l’occasion de ce 10ème congrès de notre fédération, la volonté de l’Institut de recherches de la FSU de contribuer, dans le pluralisme, la rigueur et la volonté d’intelligibilité qui caractérisent statutairement ses buts, de contribuer aux débats démocratiques nécessaires à la construction de notre projet de transformation sociale pour une société libre, égalitaire, fraternelle.